Assemblée
Quoi qu’ait pu dire Jeremy, je savais qu’il ne serait pas judicieux de quitter Stonehaven. Il pouvait toujours prétendre se moquer de ce que je faisais, mais il m’empêcherait de partir avant qu’il m’ait dit ce qu’il avait à me dire. Trois possibilités s’offraient à moi. Premièrement, le prendre au mot et m’en aller. Deuxièmement, débouler dans sa chambre et exiger qu’il m’explique ce qui se passait. Troisièmement, regagner mon ancienne chambre, dormir, et découvrir ce qu’il voulait le lendemain matin. Je soupesai ces choix. Trouver un taxi pour Syracuse serait impossible à cette heure-là, car la compagnie de taxis locale avait fermé une heure plus tôt. Je pouvais prendre l’une des voitures et l’abandonner à l’aéroport, mais mes chances de trouver un vol pour Toronto à 3 heures du matin étaient proches de zéro et l’idée de dormir là-bas ne m’emballait guère. Je n’aimais pas davantage l’idée d’affronter Jeremy. On ne se battait pas contre Jeremy Danvers ; on criait, on fulminait, on le maudissait tandis qu’il restait immobile, une expression insondable sur le visage, attendait qu’on s’épuise, puis refusait calmement de débattre de la question. J’avais découvert des moyens de lui taper sur les nerfs, mais je manquais de pratique. Non, ce soir, j’allais me battre en refusant de jouer leur jeu. J’irais me coucher, passer une bonne nuit de sommeil, je réglerais cette question le lendemain matin, puis je partirais. Tout simplement.
Je repris mon nécessaire de voyage et montai dans mon ancienne chambre, en essayant de ne pas remarquer que la pièce avait été aérée, la fenêtre entrouverte, le lit fait et les couvertures rabattues (bien que personne ne soit censé avoir su que j’arrivais). Je pris mon téléphone portable dans mon sac et appelai Philip. Chaque sonnerie sans réponse faisait naître en moi un pincement de déception. Quand le répondeur se déclencha, je pensai raccrocher puis rappeler en espérant qu’une nouvelle sonnerie le réveillerait, mais je savais que c’était égoïste, que j’avais simplement envie de lui parler pour renouer contact avec le monde extérieur. Je résolus donc de laisser un bref message pour lui dire que j’étais arrivée à bon port et que je rappellerais avant mon départ.
Le silence de la maison me réveilla le lendemain matin. J’avais pris l’habitude de me réveiller en ville, en maudissant les bruits de la circulation. Comme rien ne conspirait à me faire lever ce matin, je m’éveillai en sursaut à 10 heures, m’attendant presque à constater que la fin du monde avait eu lieu. Puis je me rappelai que j’étais à Stonehaven. Je ne dirais pas que j’en éprouvai du soulagement.
Je m’arrachai aux draps brodés et aux épais oreillers de plume et repoussai les rideaux de mon lit à baldaquin. Se réveiller dans ma chambre de Stonehaven, c’était comme dans un cauchemar de roman victorien. Le lit à baldaquin tout droit sorti de La Princesse au petit pois valait déjà son pesant d’or, mais le reste était pire encore. Au pied de mon lit, une commode Hepplewhite en cèdre renfermait des édredons parfumés, au cas où les deux couettes de coton égyptien disposées sur mon lit ne suffiraient pas. De somptueuses couches de dentelle ondulaient autour des fenêtres, ruisselant sur une banquette de satin. Les murs étaient rose pâle, ornés d’aquarelles de fleurs et de couchers de soleil. De l’autre côté de la pièce, une immense coiffeuse de chêne sculpté, munie d’une psyché au cadre doré et d’un service de coiffeuse en argent. Même le dessus du meuble était surchargé de figurines de porcelaine. Scarlett s’y serait sentie chez elle.
C’était pour cette banquette placée devant la vitre que Jeremy m’avait réservé cette chambre, ainsi que pour les cerisiers qui fleurissaient juste sous la fenêtre. Ça lui avait semblé très joli, très féminin. En réalité, il n’y connaissait strictement rien en matière de femmes, et croire que j’allais bêtifier devant des fleurs de cerisier avait été sa première erreur. À sa décharge, il lui aurait été difficile d’en connaître un rayon sur le sujet. Les femmes jouaient un rôle des plus insignifiants dans le monde des loups-garous. La seule raison qui pouvait pousser ceux-ci à explorer l’esprit d’une femme était l’envie de trouver le meilleur moyen de coucher avec elle. Et la plupart ne prenaient même pas la peine d’apprendre ça. Quand on est dix fois plus fort que la jolie rousse qui se tient au bar, pourquoi gaspiller son argent à lui offrir un verre ? C’était du moins le point de vue des cabots. Les loups-garous de la Meute avaient développé plus de finesse. Si un loup-garou souhaite vivre quelque part, il ne peut pas prendre l’habitude de violer une femme chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Les membres de la Meute ont même des maîtresses et copines, bien qu’ils ne nouent jamais ce que les humains qualifieraient de relations proches. Et ils ne se marient jamais. Pas plus qu’ils ne laissent les femmes élever leurs fils. Comme je l’ai déjà dit, seuls les fils héritent du gène de loup-garou. Les filles étaient donc ignorées, mais la loi de la Meute voulait que les enfants de sexe masculin soient retirés à leur mère dès la petite enfance et que tous les liens avec elle soient rompus. On ne pouvait s’attendre à ce que Jeremy connaisse grand-chose au sexe opposé, dans la mesure où il avait grandi dans un monde où mères, sœurs et tantes n’étaient que des mots du dictionnaire. Et il n’y avait pas de loups-garous femelles. À part moi, bien sûr. Quand j’avais été mordue, Jeremy s’était attendu à une créature d’une docilité infantile qui accepterait tranquillement son sort et se réjouirait de sa jolie chambre et de ses beaux habits. S’il avait pu prévoir l’avenir, il m’aurait peut-être flanquée à la porte… ou pire encore.
L’homme qui m’avait mordue m’avait trahie de la pire façon possible. Je l’aimais, j’avais confiance en lui, et il avait fait de moi un monstre avant de m’abandonner à Jeremy. Dire que j’avais mal réagi est un euphémisme. Je n’étais pas restée longtemps dans cette chambre. Moins d’une semaine plus tard, Jeremy avait dû m’enfermer en cage. Mes Mutations devenaient aussi incontrôlables que mes crises de rage, et je n’écoutais rien de ce qu’il me disait. Je le méprisais. Il était mon geôlier, la seule personne que je puisse accuser de tous les supplices physiques et émotionnels que j’endurais. Si la cage était mon enfer, Jeremy était mon Satan.
J’avais fini par m’échapper. J’avais rejoint Toronto en stop en échange de la seule marchandise dont je disposais – mon corps. Mais j’avais compris, quelques jours après mon arrivée, que j’avais affreusement mal jugé cette cage. Ce n’était pas l’enfer. Juste une étape du voyage. Vivre sans entraves et sans pouvoir contrôler mes Mutations était le neuvième cercle de l’enfer.
Je commençai à tuer des animaux pour survivre, des lapins, des ratons laveurs, des chiens et même des rats. Je perdis rapidement toute illusion de pouvoir me maîtriser et sombrai dans la folie. Incapable de raisonner, à peine capable de penser, je n’obéissais plus qu’aux besoins de mon estomac. Les lapins et ratons laveurs ne suffisaient pas. Je tuai des gens. Jeremy me trouva après le deuxième meurtre, me ramena chez lui et me dressa. Je ne tentai plus jamais de m’enfuir. J’avais retenu la leçon. Il existait bien pire que Stonehaven.
Après m’être tirée du lit, je trottinai sur le plancher froid pour rejoindre au plus vite le tapis. La commode et l’armoire débordaient de vêtements que j’avais accumulés au fil des années. Je trouvai un jean et une chemise que j’enfilai. Trop paresseuse pour me peigner, je me passai la main dans les cheveux et les tressai rapidement.
Une fois à moitié présentable, j’ouvris la porte de la chambre et jetai un coup d’œil dans le couloir. Quand j’entendis les ronflements de Clay résonner depuis sa chambre, la tension s’apaisa dans mes épaules. Voilà un problème que je pouvais éviter ce matin.
Je me glissai dans le couloir et dépassai sa porte fermée. Les ronflements cessèrent avec une étrange soudaineté. Jurant à mi-voix, je descendis les premières marches à toute vitesse. La porte de Clay s’ouvrit en grinçant, suivie d’un bruit de pieds nus sur le plancher. Ne t’arrête pas, m’ordonnai-je, ne te retourne pas. Suite à quoi, bien sûr, je m’arrêtai et me retournai.
Debout en haut des marches, il semblait assez épuisé pour y dégringoler si on le poussait ne serait-ce qu’un peu. Ses boucles blondes coupées ras, ébouriffées et collées par la sueur pendant son sommeil, étaient dans le plus grand désordre. Une ombre de barbe blond-roux couvrait ses joues et son menton carré. Ses yeux mi-clos s’efforçaient de faire le point. Il ne portait qu’un boxer-short blanc imprimé d’un motif de traces de pattes noires que je lui avais acheté à titre de blague pendant une de nos périodes d’harmonie. Avec un bâillement, il s’étira et fit rouler ses épaules, faisant onduler les muscles de sa poitrine.
— Tu as passé une sale nuit à surveiller les voies par lesquelles je pouvais me barrer ? demandai-je.
Il haussa les épaules. Chaque fois que j’avais passé une dure journée à Stonehaven, Clay surveillait toute la nuit les issues par lesquelles je risquais de m’échapper. Comme si ça me ressemblait de filer lâchement en pleine nuit. Bon, d’accord, je l’avais fait une fois, mais la question n’était pas là.
— T’as envie d’un peu de compagnie au petit déj ? me demanda-t-il.
— Non.
Nouveau haussement d’épaules somnolent. D’ici quelques heures, il ne se laisserait plus rabrouer de la sorte sans se battre. Merde, dans quelques heures, il ne prendrait même plus la peine de me demander s’il pouvait se joindre à moi. J’entrepris de finir de descendre l’escalier. J’avais avancé de trois marches quand il se réveilla brusquement, me poursuivit dans l’escalier et m’agrippa le coude.
— Laisse-moi aller te chercher ton petit déj, dit-il. On se retrouve dans le grand salon. Je veux te parler.
— Je n’ai rien à te dire, Clayton.
— Donne-moi cinq minutes.
Avant que je puisse répondre, il avait remonté les marches au pas de course et disparu dans sa chambre. J’aurais pu lui emboîter le pas, mais ça aurait impliqué de le suivre dans sa chambre. Pas franchement une bonne idée.
Au bas de l’escalier, une odeur m’arrêta net. Crêpes et jambon au miel, mon petit déjeuner préféré. J’entrai dans le grand salon et jetai un œil sur la table. Oui, des piles de jambon et de crêpes attendaient sur une assiette fumante. Elles n’étaient pas apparues seules, mais j’aurais été moins surprise d’apprendre que c’était le cas. Seul Jeremy aurait pu les préparer, mais il ne cuisinait pas. Ce n’est pas qu’il ne pouvait mais il ne le faisait pas. Je ne veux pas dire qu’il attendait qu’on le serve, Clay et moi, mais, lorsqu’il s’occupait du petit déjeuner, seul le café était fumant. Le reste se composait toujours d’un salmigondis de pain, de fromage, de viande froide, de fruits, et toute autre nourriture exigeant le moins de préparation possible.
Jeremy entra dans le salon à ma suite.
— Ça va refroidir. Assieds-toi et mange.
Je ne fis aucun commentaire sur le petit déjeuner. Quand Jeremy faisait un geste, il n’aimait pas qu’on le reconnaisse ouvertement, sans parler de l’en remercier. L’espace d’un instant, j’eus la certitude que c’était sa façon d’accueillir mon retour. Puis les vieux doutes refirent surface. Peut-être n’avait-il préparé ce repas que pour m’amadouer. Même après toutes ces années, j’avais encore du mal à déchiffrer ses intentions. À certains moments, j’étais persuadée qu’il voulait ma présence à Stonehaven. À d’autres, qu’il ne m’avait acceptée que parce qu’il n’avait pas le choix, parce que j’avais débarqué soudainement dans sa vie et que la Meute avait tout intérêt à me garder calme et sous contrôle. Je savais que je passais trop de temps à ressasser tout ça, à me bagarrer pour interpréter ses moindres gestes, beaucoup trop avide de signes d’approbation. Peut-être que je restais coincée dans les vieux schémas de l’enfance, et que j’avais plus besoin d’un père que je ne l’admettais. J’espérais que non. Je n’avais pas franchement envie de projeter une image d’orpheline en quête d’attention.
Je m’assis et attaquai les crêpes. Elles provenaient d’une préparation en sachet, mais je n’allais pas me plaindre. Elles étaient chaudes et copieuses, accompagnées de beurre et de sirop d’érable – du vrai, pas cet ersatz que j’achetais toujours pour économiser quelques dollars. J’engloutis la première pile et entamai la seconde. Jeremy ne leva pas même les sourcils. Voilà quelque chose que j’appréciais à Stonehaven : pouvoir manger autant que je voulais sans que personne fasse de commentaire ou le remarque seulement.
Alors que Clay avait surveillé la fenêtre de ma chambre la nuit précédente, il semblait que Jeremy soit resté étendu là à m’attendre ce matin. Son chevalet était installé entre sa chaise et la fenêtre. Une page neuve y reposait, ornée de quelques lignes disjointes. Il n’était pas allé très loin dans son nouveau croquis. Les quelques lignes qu’il avait tracées avaient visiblement été effacées puis redessinées à plusieurs reprises. À un endroit, le papier menaçait de se trouer pour dévoiler le chevalet.
— Tu veux bien me dire ce qui se passe ? lui demandai-je.
— Tu vas m’écouter ? Ou tu essaies juste de provoquer une dispute ?
Il traça une nouvelle ligne par-dessus le fantôme de la précédente.
— Tu ne l’as pas digérée, hein ? demandai-je. La raison de mon départ. Tu es toujours en colère.
Il ne leva pas les yeux de son ouvrage. Merde, pourquoi donc ?
— Je n’ai jamais été en colère contre toi, Elena. Mais toi, tu étais furieuse contre toi-même. C’est pour ça que tu es partie. Tu n’aimais pas ce que tu avais fait. Ça t’effrayait, et tu pensais pouvoir tout effacer en partant. Est-ce que tu l’as digéré ?
Je ne répondis rien.
Seize mois plus tôt, j’étais partie enquêter sur une rumeur selon laquelle un individu vendait des informations relatives aux loups-garous. Je précise que la Meute ne donne pas la chasse à tous les quidams qui affirment avoir des preuves de notre existence. Ça représenterait un boulot à temps plein pour tous les loups-garous vivants, dans la Meute aussi bien qu’en dehors. Mais nous gardons un œil sur les témoignages qui paraissent plausibles, en écartant tout ce qui contient des mots-clés comme « balle d’argent », « meurtre de bébés » et « féroces créatures mi-hommes, mi-bêtes ». Le reste représentait un travail à temps plein pour deux personnes : Clay et moi. Si un loup-garou externe causait des ennuis et que Jeremy voulait le punir pour l’exemple, il envoyait Clay. Si les ennuis avaient dépassé le stade auquel on pouvait les régler rapidement, ou s’ils impliquaient un humain, alors la tâche nécessitait prudence et subtilité. Pour ce genre de cas, c’était moi qu’il envoyait. Je semblais tout indiquée pour celui de José Carter.
C’était un escroc à la petite semaine spécialisé dans les phénomènes paranormaux. Il avait passé sa vie à blouser les gens crédules et vulnérables avec ses histoires d’êtres chers qui tentaient de contacter leurs proches depuis l’au-delà. Puis, deux ans plus tôt, alors qu’il travaillait en Amérique du Sud, il avait découvert une petite ville dont les habitants se disaient la proie d’un loup-garou. N’étant pas du genre à manquer une occasion, Carter s’y installa et se mit à rassembler des preuves qu’il supposait fausses et qu’il comptait vendre aux États-Unis. Seul problème, elles n’étaient pas factices. L’un des cabots s’était baladé en Équateur, attaquant village après village et laissant des cadavres dans son sillage. Il croyait avoir trouvé la stratégie parfaite en attaquant des bleds tellement isolés que personne ne remarquerait le schéma. C’était compter sans Jose Carter. Lequel ne s’était jamais attendu à découvrir un jour des preuves réelles, mais il les reconnut bien vite quand il les vit. Il quitta l’Équateur avec des récits de témoins oculaires, des échantillons de poils, des moulages en plâtre d’empreintes de pattes et des photos. De retour aux États-Unis, il contacta plusieurs associations d’étude du paranormal et tenta de leur vendre ses informations. Il était si sûr de sa découverte qu’il proposait d’accompagner le plus offrant sur les traces de la bête en Amérique du Sud.
J’avais rattrapé Jose Carter à Dallas alors qu’il vendait ses informations aux enchères. J’avais tenté de le discréditer. Puis de voler ses preuves. Comme ça ne marchait pas, j’avais choisi la seule voie restante. Je l’avais tué. J’avais agi seule, sans ordres de Jeremy, sans même le consulter. Après quoi j’étais rentrée à l’hôtel où je m’étais nettoyée et endormie pour la nuit. À mon réveil, j’avais reçu en pleine figure l’impact de mes actes. Pas tant ce que j’avais fait que la façon dont je m’y étais prise et la facilité avec laquelle j’avais agi. J’avais tué un homme avec autant de remords que si j’écrasais une mouche.
De retour à New York, j’avais préparé les arguments à présenter à Jeremy, afin de lui expliquer pourquoi j’étais passée à l’acte sans lui demander son avis. Carter représentait une menace évidente. J’avais fait mon possible pour le neutraliser. Le temps me manquait. Si j’avais appelé Jeremy, il aurait voulu que je fasse la même chose, si bien que j’avais seulement sauté une étape en m’en chargeant moi-même. Avant d’atteindre Stonehaven, je compris la vérité. Ce n’était pas Jeremy que je cherchais à convaincre. C’était moi-même. J’avais franchi la ligne. J’avais agi avec la ferme intention de protéger ma Meute, totalement dénuée de compassion ou de pitié. Je m’étais comportée comme Clay. Ça m’avait effrayée à un point tel que je m’étais enfuie en me jurant de ne jamais revenir à cette vie.
L’avais-je digéré ? Me sentais-je de nouveau parfaitement maîtresse de mes instincts et impulsions ? Je n’en savais rien. Pendant plus d’un an, je n’avais rien fait d’aussi ouvertement répréhensible, mais je ne m’étais pas non plus trouvée dans une position où l’occasion se présentait. Autre raison expliquant mon refus de retourner à Stonehaven. Je ne savais pas si je l’avais digéré et je n’étais pas sûre d’avoir envie de le découvrir.
Le vacarme que j’entendis à la porte d’entrée m’arracha à mes souvenirs. Quand je levai les yeux, une haute silhouette aux cheveux sombres déboula dans le salon. Nick m’aperçut, traversa la pièce en trois pas précipités et me souleva de mon siège en un geste. Mon talon accrocha le bord de ma chaise et la renversa. Nick feignit un grondement tout en m’étreignant.
— T’es partie trop longtemps, petite sœur. Beaucoup trop longtemps.
Tout en me soulevant, il m’embrassa. Malgré le salut qu’il m’avait lancé ce baiser-là n’avait rien de fraternel. Ce fut au contraire un profond baiser qui me laissa haletante. Toute autre personne aurait récolté une gifle, mais tout le monde n’embrassait pas aussi bien que lui, si bien que je lui passai cette familiarité.
— Eh ben, fais comme chez toi, dit la voix traînante de Clay depuis l’entrée.
Nick se tourna vers lui avec un rictus aux lèvres. Me tenant toujours captive d’un bras, il s’avança vers Clay à grands pas pour lui assener une vigoureuse tape dans le dos. Le bras de Clay se leva brusquement et alla lui entourer la gorge. Il me libéra et repoussa Nick. Celui-ci retrouva son équilibre et son sourire.
— Tu es arrivée quand ? me demanda-t-il avant de donner un coup dans les côtes de Clay. Et pourquoi tu ne m’as pas dit qu’elle revenait ?
Quelqu’un m’attrapa par-derrière pour me serrer très fort et me soulever de terre.
— Le retour de la fille prodigue.
Je me tortillai et reconnus un visage aussi familier que celui de Nick.
— Tu ne vaux pas mieux que ton fils, dis-je en échappant à sa prise. Vous ne pouvez pas vous contenter de serrer la main ?
Antonio éclata de rire et me reposa.
— Je devrais serrer plus fort. Ça t’apprendrait peut-être à rester chez toi plus longtemps.
Antonio Sorrentino possédait les mêmes cheveux noirs et yeux bruns stupéfiants que son fils. Ils se faisaient généralement passer pour frères. Antonio avait cinquante-trois ans et en paraissait la moitié, ce qu’il devait autant à sa passion pour une vie saine qu’à sa nature de loup-garou. Il était plus petit et plus robuste que son fils, avec de larges épaules et des biceps à faire passer Clay pour un poids plume.
— Peter est arrivé ? s’enquit-il, tirant une chaise près de Jeremy qui sirotait son deuxième café sans se laisser distraire par ce tumulte.
Jeremy fit signe que non.
— Alors tout le monde vient ? demandai-je.
— Finis ton petit déj, répondit Jeremy en me jaugeant d’un air critique. Tu as perdu du poids. Tu ne peux pas te le permettre. Si tu n’as pas assez d’énergie, tu auras plus de mal à te maîtriser. Je t’ai déjà mise en garde.
Repoussant enfin son chevalet, Jeremy se tourna vers Antonio pour lui parler. Clay tendit la main par-dessus mon épaule et s’empara d’une tranche de jambon qu’il engloutit d’un coup. Comme je lui lançais un regard mauvais, il haussa les épaules avec une expression désarmante signifiant qu’il ne faisait que rendre service.
— Vire tes pattes de son assiette, dit Jeremy sans se retourner. La tienne est dans la cuisine. Il y en a assez pour tout le monde.
Antonio sortit le premier. Comme Nick s’apprêtait à le suivre, Clay l’agrippa par le bras. Sans dire un mot. Il n’en avait pas besoin. Nick hocha la tête et s’en alla remplir deux assiettes tandis que Clay s’installait près de moi.
— Sale brute, marmonnai-je.
Clay haussa les sourcils, un éclat innocent dans ses yeux bleus. Ses doigts vifs voulurent faucher un autre morceau de jambon sur mon assiette. Je m’emparai de ma fourchette et la lui plantai assez fort dans le dos de la main pour le faire crier. Jeremy nous ignorait, buvant son café.
Antonio revint dans le grand salon muni d’une assiette tellement remplie que je m’attendais à voir sa pile de crêpes glisser à terre d’une seconde à l’autre, surtout dans la mesure où il tenait l’assiette d’une seule main. L’autre s’affairait à enfourner une crêpe dans sa bouche à l’aide d’une fourchette. Nick suivit son père et lâcha l’assiette de Clay devant lui, puis tira une cinquième chaise qu’il retourna pour s’y asseoir à califourchon. Un silence bienvenu se prolongea quelques minutes. Les loups-garous n’aimaient guère bavarder pendant les repas. Le remplissage de leur estomac exigeait leur entière concentration.
Le calme se serait prolongé si la sonnette n’avait brisé le silence. Nick alla répondre et revint accompagné de Peter Myers. Peter était petit, maigre et nerveux, avec un sourire décontracté et des cheveux d’un roux ardent qu’il semblait toujours avoir oublié de peigner. On répéta une fois de plus le rituel des étreintes, des tapes dans le dos et coups de poing factices. Les saluts, au sein de la Meute, étaient aussi démonstratifs que physiques, laissant parfois tout autant de bleus que des bagarres.
— Quand est-ce que Logan arrive ? demandai-je tandis que tout le monde se remettait à manger.
— Il ne vient pas, répondit Jeremy. Il a dû se rendre à Los Angeles pour un procès. Remplacement de dernière minute. Je l’ai contacté hier soir pour lui dire ce qui se passait.
— Pendant que j’y pense, dit Clay en se tournant vers moi. La dernière fois que j’ai discuté avec Logan, il a laissé sous-entendre qu’il t’avait parlé. Mais bon, c’est impossible, hein, vu que tu as totalement coupé les ponts avec la Meute ?
Je regardai Clay sans répondre. C’était inutile. Il lut la réponse dans mes yeux. Son visage rougit de colère et il embrocha une tranche de jambon assez vigoureusement pour ébranler la table. Je parlais à Logan au moins une fois par semaine depuis mon départ, en me répétant que je ne rompais pas réellement mon serment tant que je n’allais pas lui rendre visite. Et puis Logan était plus que mon frère de Meute ; c’était mon ami, peut-être le seul véritable que j’aie jamais eu. Bien qu’étant du même âge, nous partagions beaucoup plus de points communs que le seul fait de pouvoir nommer les deux membres de WHAM ! Logan comprenait l’attrait du monde extérieur. Il appréciait la protection et la compagnie que lui offrait la Meute, mais se sentait tout aussi à son aise dans le monde des humains, où il possédait un appartement à Albany, une copine de longue date et une florissante carrière d’avocat. Dès que j’avais compris que Jeremy convoquait une assemblée, ma première pensée avait été : Génial, Logan va venir. À présent, je me voyais refuser cette compensation.
Quelques minutes plus tard, Jeremy et Antonio sortirent parler derrière la maison. En tant qu’ami le plus proche et le plus ancien de Jeremy, Antonio jouait souvent le rôle de conseiller sur lequel Jeremy testait ses idées et projets. Ils avaient grandi ensemble, fils des deux familles les plus distinguées de la Meute. Le père d’Antonio était Alpha juste avant Jeremy. À la mort de Dominic, bien des membres avaient supposé qu’Antonio lui succéderait, quoique le titre de chef de Meute ne soit pas héréditaire. Comme chez les loups véritables, l’Alpha était traditionnellement le meilleur combattant. Avant que Clay devienne adulte, Antonio était le guerrier le plus redoutable de la Meute. Sans compter qu’il avait de la cervelle et plus de sens commun qu’une douzaine de loups-garous ordinaires. Mais après le décès de son père, Antonio avait soutenu Jeremy, reconnaissant en lui des qualités capables de sauver la Meute. Avec son aide, Jeremy avait pu écraser toute objection à sa succession. Personne ne l’avait défié depuis. Le seul loup-garou en mesure de contester sa position était Clay, lequel aurait préféré se couper le bras droit plutôt que défier l’homme qui l’avait sauvé et élevé.
Quand Jeremy avait vingt et un ans, son père était revenu d’une de ses virées à l’étranger avec une curieuse histoire. Il traversait la Louisiane quand il avait senti l’odeur d’un loup-garou. Il l’avait suivi à la trace et avait découvert un très jeune loup-garou qui vivait dans les marais comme un animal. Malcolm Danvers n’y avait vu qu’une anecdote intrigante pour égayer les dîners, car personne n’avait jamais entendu parler d’enfants loups-garous. Alors que les loups-garous héréditaires ne connaissaient leur première Mutation qu’à l’âge adulte, généralement entre dix-huit et vingt et un ans, un humain mordu par un loup-garou le devenait aussitôt à son tour, quel que soit son âge. La plus jeune personne connue à s’être transformée avait quinze ans. Si un enfant était mordu, on supposait qu’il mourrait du choc sinon de la blessure elle-même. Et, s’il survivait par miracle à l’agression, un enfant n’avait pas la force de survivre à la première Mutation. Ce gamin de Louisiane ne semblait pas avoir plus de sept ou huit ans, mais Malcolm l’avait vu sous les deux formes et savait donc qu’il s’agissait d’un véritable loup-garou contaminé par morsure. La Meute attribuait sa survie à la chance pure et simple, un hasard de la nature qui n’avait rien à voir avec la force ni la volonté. L’enfant-loup avait peut-être vécu jusque-là, mais il ne pourrait certainement pas survivre plus longtemps. Lors de sa visite suivante en Louisiane, Malcolm s’attendait à ce que l’enfant soit mort depuis longtemps. Il avait même parié une coquette somme avec ses frères de Meute.
Le lendemain, Jeremy prit un vol pour Baton Rouge où il trouva l’enfant, qui ignorait totalement ce qui lui était arrivé et depuis combien de temps il était loup-garou. Il vivait dans les marais et les bâtiments abandonnés et subsistait en tuant des rats, des chiens et des enfants. À un si jeune âge, les Mutations étaient incontrôlables, si bien qu’il hésitait en permanence entre les deux formes et avait presque sombré dans la folie. Même sous sa forme humaine, l’enfant évoquait un animal, en raison de sa nudité, de ses cheveux emmêlés et de ses ongles pareils à des serres.
Jeremy avait ramené l’enfant chez lui et tenté de le civiliser. La tâche s’était avérée aussi impossible qu’avec un animal sauvage. Dans le meilleur des cas, on ne peut espérer que l’apprivoiser. Clay vivait depuis si longtemps cette existence solitaire de loup-garou qu’il ne se rappelait pas avoir été humain. Il était devenu loup, plus proche du véritable animal que la plupart des loups-garous, gouverné par les instincts les plus basiques, le besoin de chasser pour se nourrir, de défendre son territoire, de protéger sa famille. Si Jeremy avait conçu le moindre doute à ce sujet, la première rencontre de Clay avec Nicholas l’avait balayé.
Enfant, Clay refusait tout contact avec les gosses humains, si bien que Jeremy avait décidé de lui présenter l’un des fils de la Meute, songeant que Clay accepterait plus facilement un camarade de jeu qui, s’il n’était pas encore loup-garou, en avait au moins le sang dans les veines. Comme je le disais, les fils de la Meute étaient retirés à leur mère et élevés par leur père. Plus encore, par la Meute elle-même. Elle chérissait ces enfants et leur passait tous leurs caprices, peut-être pour compenser leur pénible existence à venir, mais plus probablement afin d’encourager les liens nécessaires pour assurer sa propre puissance. Lors des vacances d’été, les enfants étaient souvent baladés d’une maison à l’autre, passant le plus de temps possible avec les « oncles » et « cousins » qui deviendraient leurs frères de Meute. Comme la Meute n’était jamais très étendue, il n’y avait généralement pas plus de deux garçons du même âge. Quand Clay vint vivre avec Jeremy, il n’y avait que deux fils de Meute âgés de moins de dix ans : Nick, qui venait d’en avoir huit, et Daniel Santos, qui en avait presque sept – l’âge que Jeremy avait décidé de donner officiellement à Clay. Parmi les deux, Nick allait être le premier camarade de jeu de Clay. Peut-être Jeremy l’avait-il choisi parce qu’il était le fils de son meilleur ami. Ou peut-être voyait-il déjà en Daniel quelque chose qui ferait de lui, à ses yeux, un camarade moins adapté. Quelle qu’en ait été la raison, ce choix opéré par Jeremy aurait une influence considérable sur la vie des trois garçons. Mais ceci est une autre histoire.
Lors de leur première rencontre, Antonio amena Nick à Stonehaven et le présenta à Clay, s’attendant à voir les deux enfants partir ensemble jouer tranquillement au gendarme et au voleur. D’après Antonio, Clay resta planté là un moment, à jauger ce garçon plus grand et plus âgé, puis bondit sur Nick, qu’il cloua au sol d’un bras passé autour de sa gorge, sur quoi Nick urina aussitôt dans sa culotte. Dégoûté par le manque de valeur de son adversaire, Clay décida de le laisser vivre et lui découvrit bientôt une utilité… en tant que punching-ball, garçon de courses et fidèle disciple. Je ne dis pas qu’ils ne jouèrent jamais plus classiquement au gendarme et au voleur, mais, lorsqu’ils le faisaient, quel que soit le rôle tenu par Nick, c’était toujours lui qui finissait bâillonné, attaché à un arbre, et parfois même abandonné.
Clay apprit finalement à mieux contrôler ses instincts, mais ça revenait aujourd’hui encore à lutter contre sa nature. Pour lui, l’instinct avait le dessus. Il avait appris des tours auxquels recourir s’il était averti à l’avance, par exemple lorsqu’il entendait des chasseurs au loin sur la propriété. Mais, sans cet avertissement, son caractère prenait le dessus et il explosait, ce qui mettait parfois la Meute en danger. Malgré son intelligence – on avait un jour mesuré son QI à 160 –, il ne pouvait contrôler ses instincts. J’avais parfois l’impression que ça lui compliquait la tâche d’avoir assez de cervelle pour comprendre qu’il foutait tout en l’air, mais d’être totalement incapable de s’en empêcher. À d’autres moments, je songeais que, s’il était si malin, il aurait dû pouvoir se maîtriser. Peut-être n’y mettait-il pas assez du sien. Je préférais cette explication.
Lorsque Jeremy et Antonio, ayant fini de parler, nous rejoignirent, on se dirigea tous vers le bureau, où Jeremy nous exposa la situation. Il y avait un loup-garou à Bear Valley. Cette histoire de chien sauvage était une explication plausible mise au point par des gens du coin en quête acharnée de réponses. Des traces de canidé entouraient le corps. L’état dans lequel on avait retrouvé ce cadavre partiellement dévoré, la gorge ouverte, évoquait également un chien. Bien entendu, personne n’expliquait comment cette jeune femme s’était, en premier lieu, retrouvée dans la forêt en pleine nuit, surtout vêtue d’une jupe et de talons hauts. Les gens du coin avaient décidé qu’elle avait été tuée par un chien. Mais nous savions bien que non.
C’était l’œuvre d’un loup-garou. Tout concourait à l’indiquer. Le plus étonnant était qu’il se trouve encore à Bear Valley, et même qu’il y soit arrivé en premier lieu. Comment un cabot s’en était-il à ce point approché ? Comment avait-il tué une femme du coin avant même que Jeremy et Clay s’aperçoivent de sa présence ? La réponse était simple : question de suffisance. Aucun loup-garou n’ayant été vu au nord de New York depuis vingt ans, Clay avait baissé sa garde. Jeremy avait continué à surveiller les journaux, mais il accordait davantage d’attention aux événements survenus sur le reste du territoire de la Meute. S’il attendait des ennuis, c’était ailleurs, peut-être à Toronto ou à Albany, où Logan possédait un appartement, ou bien dans les Catskills, où se situait la propriété des Sorrentino, ou encore de l’autre côté de la frontière, dans le Vermont, où vivait Peter. Mais pas dans les environs de Stonehaven. Jamais.
Quand cette femme avait disparu, Jeremy en avait entendu parler mais n’y avait guère prêté attention. Des humains disparaissaient à longueur de temps. Rien ne suggérait l’implication d’un loup-garou. Trois jours plus tôt, on avait retrouvé son corps, mais il était déjà trop tard. Le moment où l’on aurait pu régler vite fait bien fait le compte de cet intrus était passé. L’incident avait bouleversé les gens du coin. Quelques heures plus tard, des chasseurs ratissaient les bois en quête de prédateurs, humains ou canins. Malgré tout le respect qu’inspirait Jeremy à la communauté, il restait un étranger – quelqu’un qui vivait là mais se tenait à l’écart. Depuis des années, les gens de Bear Valley et des environs accordaient aux Danvers une certaine intimité, encouragés en grande partie par les chèques importants qui leur parvenaient chaque Noël de Stonehaven, destinés à l’achat d’équipements scolaires, à la construction d’une nouvelle bibliothèque, ou à tout autre projet que le conseil municipal peinait à financer. Mais, face au danger, la nature humaine poussait à se tourner vers l’étranger. D’ici peu, quelqu’un s’intéresserait à Stonehaven ainsi qu’à ses habitants généreux mais mystérieux et dirait : « Au fait, on ne les connaît pas vraiment, hein ? »
— Ce qu’on doit faire en premier lieu, c’est trouver ce cabot, dit Jeremy. Comme Elena a le meilleur odorat, c’est elle qui…
— Je ne compte pas rester, répondis-je.
Le silence retomba dans la pièce. Tout le monde se tourna vers moi, Jeremy avec une expression insondable, Clay avec la mâchoire serrée, prêt à se battre, Antonio et Peter avec l’air choqué, et Nick affichant un air perdu. Je me maudis d’avoir laissé les choses en arriver là. En pleine réunion, le moment était mal choisi pour affirmer mon indépendance par rapport à la Meute. J’avais tenté de le dire à Jeremy la veille, mais il avait visiblement choisi de l’ignorer en espérant qu’une bonne nuit de sommeil me remettrait les idées en place. J’aurais dû le prendre à part ce matin pour le lui expliquer, au lieu de déjeuner en laissant croire aux autres que tout était revenu à la normale. Mais les choses fonctionnaient comme ça, à Stonehaven. J’étais revenue, je m’étais laissé reprendre au jeu – en courant avec Clay, en me disputant avec Jeremy, en dormant dans ma chambre, en retrouvant les autres – et j’avais oublié tout le reste. À présent que Jeremy commençait à faire des projets pour moi, je retrouvais la mémoire.
— Je croyais que tu étais revenue, déclara Nick, rompant le silence. Tu es ici. Je ne comprends pas.
— Je suis ici parce que Jeremy m’a laissé un message insistant me demandant de le rappeler. J’ai essayé, mais personne ne répondait, donc je suis venue voir ce qui n’allait pas.
Alors même que ces mots franchissaient mes lèvres, je les trouvai pitoyables.
— J’ai appelé, poursuivis-je. Et rappelé une fois, deux fois, trois fois. Je m’inquiétais, d’accord ? Alors je suis venue voir ce que voulait Jeremy. Je lui ai posé la question hier soir mais il n’a rien voulu me dire.
— Et maintenant que tu le sais, tu t’en vas. Une fois de plus, répondit Clay d’une voix étouffée mais tranchante.
Je me tournai vers lui.
— Je t’ai dit hier soir…
— Jeremy t’a appelée pour une bonne raison, Elena, intervint Antonio, s’interposant entre Clay et moi. On doit découvrir qui est ce cabot. C’est toi qui tiens les dossiers. C’est toi qui les connais. C’est ton boulot.
— C’était mon boulot.
Nick se redressa, affichant une expression où l’inquiétude se mêlait désormais à la perplexité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Clay se redressa.
— Ça veut dire qu’Elena et moi devons discuter en privé, répondit Jeremy. On poursuivra cette réunion plus tard.